Burkina Faso : Le Mémorial Thomas Sankara ou la dérive monumentale d’un idéal trahi
De 6 à 177 milliards de francs CFA en moins d'une décennie : l’inflation du projet de Mémorial dédié à Thomas Sankara ne relève plus d’un écart comptable, mais d’un scandale d’État. Ce qui fut initialement présenté comme une œuvre mémorielle sobre, digne et porteuse de sens pour l’Afrique insurgée de demain, semble aujourd’hui s’imposer comme l’un des symboles les plus frappants de la mégalomanie d’un régime qui, sous prétexte de rendre hommage à un héros révolutionnaire, foule aux pieds les valeurs d’austérité, d'intégrité et de justice sociale chères au père de la Révolution burkinabè.
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Mausolée Thomas Sankara. |
Dans un pays exsangue, où plus de deux millions de personnes sont déplacées par la guerre, où les financements humanitaires peinent à atteindre les 50 % de couverture en 2024, où les écoles sont fermées, les soins rationnés et les fonctionnaires parfois impayés, 177 milliards de francs CFA, soit 6 % du budget national, ont été investis dans un complexe monumental dont la pertinence, la transparence et l’entretien à venir soulèvent de profondes interrogations.
Genèse d’un projet... modeste
Tout commence en 2016. Le ministre de la Culture d’alors, Tahirou Barry, annonce lors d’un Conseil des ministres la création d’un mémorial national à la mémoire de Thomas Sankara et de ses douze compagnons assassinés le 15 octobre 1987. Coût initial estimé : 6 milliards de FCFA. L’ambition se veut mesurée, l’idée saluée. Il s’agirait d’ériger un lieu de recueillement, de transmission de l’histoire, de rencontre entre la mémoire collective et l’idéal d’un panafricanisme debout.
En 2018, un concours d’architecture est lancé. Le projet retenu par le jury est celui du cabinet Imothep, estimé à 24 milliards de FCFA. Une somme jugée « très élevée » par les membres du jury eux-mêmes, qui évoquent des négociations pour un « réajustement » financier. À peine quelques mois plus tard, ce même cabinet est disqualifié pour plagiat. Exit Imothep. C’est finalement Francis Kéré, l’architecte de renommée internationale, lauréat du prix Pritzker, arrivé troisième lors du concours, qui est sollicité.
L’homme, réputé pour sa sensibilité aux matériaux locaux et son approche durable de l’architecture, revoit le projet. Coût estimé à ce stade : entre 30 et 35 milliards de FCFA. Une inflation certes notable, mais encore tenable. Rien, alors, ne laissait présager le saut vertigineux qui allait suivre.
L’inexplicable explosion des coûts
Le 17 mai 2025, lors de l’inauguration du Mausolée, coup de théâtre : le gouvernement burkinabè annonce que le coût total du Mémorial s’élève désormais à 177 milliards de FCFA. L’information passe presque inaperçue dans les médias nationaux. Aucun rapport public détaillé, aucune ventilation budgétaire disponible. Le prix du seul Mausolée – pierre angulaire du complexe – n’a jamais été communiqué avec précision. Ni le coût de l’entretien annuel, ni les sources de financement exactes, ni les appels d’offres lancés.
Comment passe-t-on de 6 milliards à 177 ? De quoi se compose cette inflation exponentielle ? À ce jour, aucune commission d’enquête parlementaire n’a été mise sur pied. Aucun organe de contrôle indépendant ne s’est saisi du dossier. Aucun journaliste d’investigation ne semble avoir publié une contre-enquête digne de ce nom. Le silence, plus qu’un symptôme, est devenu méthode de gouvernance.
Un gouffre budgétaire dans un pays en guerre
Cette dérive intervient alors que le Burkina Faso est plongé dans une guerre asymétrique depuis près d’une décennie, avec des conséquences dramatiques : plus de 2 millions de déplacés internes, des centaines d’écoles fermées, des zones entières sous blocus terroriste, des centres de santé inaccessibles, un système humanitaire sous-financé.
Le Plan de Réponse Humanitaire 2024, élaboré avec les partenaires internationaux, peine à recevoir la moitié des fonds requis. De nombreuses populations vivent sans abri, sans eau potable, sans soins ni vivres. Des enfants meurent de malnutrition à quelques kilomètres d’un mausolée flambant neuf en granit poli.
Quel message ce contraste envoie-t-il à la jeunesse burkinabè ? Comment justifier une telle priorité budgétaire dans un contexte d'urgence nationale ? Il y avait mille façons de rendre hommage à Thomas Sankara sans renier ses valeurs. Une école Sankara dans chaque région. Un hôpital Sankara dans chaque province. Des fonds pour l'agriculture, pour l’éducation, pour les orphelins de soldats tombés au front.
Mais non. Le régime en place a choisi la pierre, la hauteur, la majesté, l'éternité de l’apparat.
L’ombre du Président Traoré : mégalomanie et obsession de la postérité
Le président Ibrahim Traoré – IB, comme l’appelle la rue – semble vouloir inscrire son passage au pouvoir dans le marbre monumental, bien plus que dans les cœurs meurtris de ses compatriotes. À l’inverse de Sankara, dont la force résidait dans l’humilité, la frugalité et le sens du sacrifice collectif, IB s’inscrit dans une logique de grandeur ostentatoire. Un mémorial gigantesque, une tribune solennelle, une mise en scène millimétrée.
S’agit-il encore d’un hommage sincère ou d’un projet de légitimation personnelle ? Les analystes sont nombreux à s’interroger. Ce mémorial serait, en réalité, l’œuvre d’un régime en quête d’ancrage historique, désireux d’exploiter l’aura de Sankara pour renforcer sa propre emprise. Et ce, sans tenir compte de l’héritage moral et politique du capitaine disparu.
Thomas Sankara n’aurait jamais cautionné cela
Affirmons-le sans hésitation : Thomas Sankara n’aurait jamais approuvé ce projet pharaonique. Il l’aurait dénoncé. Combattu. Rappelons son discours resté célèbre à l’OUA en 1987 :
« Un tombeau grandiose est un outrage aux morts lorsque les vivants manquent de pain. »
Sankara prônait la sobriété, l’économie des moyens, la réorientation des dépenses publiques vers les secteurs vitaux. Il roulait à vélo, vivait dans une maison modeste, rejetait les palais. Il aurait voulu que chaque franc investi pour sa mémoire serve à nourrir, soigner, éduquer, autonomiser.
Aujourd’hui, le peuple burkinabè se retrouve face à une contradiction déchirante : honorer Sankara tout en trahissant ses valeurs.
Et maintenant ? L’urgence d’un audit citoyen
Il est temps d’exiger des comptes publics, un audit citoyen, une mise à nu des marchés passés, une enquête parlementaire indépendante. Il faut identifier les bénéficiaires réels de ce chantier, évaluer les coûts d’entretien à long terme, et surtout réfléchir à l’opportunité d’un tel projet dans un pays en guerre.
Ce n’est pas la mémoire de Sankara qui est en cause. Elle est précieuse. Elle est nécessaire. Elle est vivante dans les luttes populaires, dans les champs, les écoles, les casernes républicaines. Mais l’usage politique de sa mémoire à des fins personnelles est une trahison.
Il est encore temps de redonner sens à cet hommage. Pourquoi ne pas créer, autour de ce Mémorial déjà érigé, un centre de recherche, de formation, d’éducation populaire, accessible à tous ? Pourquoi ne pas adosser à chaque visite une action solidaire ? Une bourse Sankara pour des jeunes défavorisés ? Une coopérative agricole ? Un fonds pour les veuves de guerre ?
Thomas Sankara disait :
« La meilleure façon de célébrer nos morts, c’est de poursuivre leur combat. »
À méditer. À traduire en actes.
Le Paysan de Zoula
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