Au bord du gouffre : les Peuls sahéliens, victimes oubliées d’un conflit dévoyé au Burkina Faso
Dans les cendres du Sahel, une voix s’élève. Celle de Binta Sidibé Gascon. À la tête de l’Observatoire Kisal, elle incarne la parole de ceux que l’Histoire tente d’effacer : les Peuls sahéliens. Face à la recrudescence des violences ciblées au Burkina Faso, elle dénonce, avec la rigueur du témoignage et la clarté de l’évidence, ce qu’elle qualifie de “nettoyage ethnique”. Son cri d’alarme, lancé dans une vidéo glaçante accordée à Jeune Afrique, traverse aujourd’hui les murs d’indifférence internationale.
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Binta Sidibé Gascon, en entretien vidéo avec Jeune Afrique — © Jeune Afrique, mai 2025. |
Mai 2024. Une chaleur suffocante écrase le sol burkinabè, atteignant parfois 50 degrés à l’ombre. Les pluies se font attendre, tout comme la paix. Ce mois-là, un campement peul, situé dans une zone reculée du Sahel burkinabè, est investi par des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), milices supplétives de l’armée, créées dans l’urgence de la lutte contre le terrorisme. Mais ce jour-là, ce ne sont pas des combattants jihadistes qu’ils pourchassent.
Les hommes du campement, informés de l’arrivée imminente des miliciens, avaient déjà déserté les lieux. Restent alors les femmes, les enfants, les anciens. Terrés dans la brousse, ils tentent de survivre à la soif, à la peur, à la traque. Lorsque l’épuisement les contraint à regagner leur fragile refuge — un assemblage précaire de bâches plastiques et de branchages — les attend une tragédie. Parmi les victimes : la sœur de Binta Sidibé Gascon, Habata, son neveu, plusieurs cousines. “Exécutés”, tranche-t-elle avec la douleur contenue de celle qui porte les deuils d’une communauté entière.
Ce n’est ni un cas isolé, ni une bavure. C’est, selon elle, une méthode. Un mode opératoire devenu système.
Un mot interdit : nettoyage ethnique
Depuis plus de deux décennies, Binta Sidibé Gascon alerte sur les tensions intercommunautaires dans le Sahel. Ce qu’elle observe depuis quelques mois, toutefois, dépasse l’entendement : des arrestations ciblées, des disparitions, des exécutions extrajudiciaires et des charniers ne contenant que des corps de Peuls. Le tout au nom de la “lutte contre le terrorisme”.
« J’assume d’utiliser le terme de nettoyage ethnique peul, confie-t-elle. C’est un mot fort, mais il reflète parfaitement ce que vivent nos communautés aujourd’hui. » À travers son Observatoire, elle documente, recueille les récits, tente de donner une voix aux survivants que le silence institutionnel étouffe.
À ceux qui doutent de ses mots, elle oppose les faits : « Lorsque les VDP arrivent dans un village, et que seuls les Peuls sont visés, exécutés, dépossédés, comment appeler cela autrement ? »
Des milices incontrôlées, un État dépassé
Créés en 2020, dans un contexte d’effondrement sécuritaire, les Volontaires pour la défense de la patrie incarnent une tentative désespérée de combler les vides laissés par une armée sous-équipée. Ce que certains présentent comme un “mouvement populaire de défense” se mue parfois en instrument de vengeance et de règlements de comptes communautaires.
Mal encadrées, souvent peu formées, ces milices deviennent le théâtre d’exactions incontrôlées. À mesure que l'État central perd pied dans certaines zones, les VDP imposent leur propre loi. Et dans leur viseur, les Peuls, assimilés par amalgame à la mouvance jihadiste. Une stigmatisation qui s’ancre dans des décennies de marginalisation historique, et qui devient, en période de guerre, une justification à l’innommable.
Le silence complice de la communauté internationale
Au Sahel, les drames se répètent, et la compassion mondiale reste en veille. L’attention se focalise sur la menace terroriste, rarement sur les conséquences humaines de la stratégie adoptée pour y faire face. Pourtant, pour Binta Sidibé Gascon, il est urgent de réorienter le regard.
« Tant que l’impunité régnera, les groupes armés terroristes recruteront, avertit-elle. Si un jeune voit sa mère tuée, son père arrêté, sa communauté traquée, à qui croyez-vous qu’il se tournera ? » L’Observatoire Kisal interpelle ainsi les grandes puissances, les institutions internationales, les ONG de défense des droits humains : protéger les civils, sans distinction d’ethnie, doit redevenir le socle de toute politique sécuritaire viable.
Les charniers de l’indifférence
Plusieurs rapports, notamment ceux de Human Rights Watch et de la FIDH, confirment les alertes de Kisal. Ils documentent l’existence de fosses communes, de villages rasés, d’enfants disparus. Mais dans un pays où les voix dissidentes sont de plus en plus muselées, le simple fait de dénoncer devient un acte de bravoure.
Sous le régime du capitaine Ibrahim Traoré, arrivé au pouvoir en septembre 2022 à la faveur d’un second coup d’État militaire en huit mois, la presse indépendante, les ONG internationales et même les missions onusiennes sont soumises à des restrictions croissantes. La rhétorique souverainiste, largement diffusée par les organes de communication gouvernementaux, vise à délégitimer toute critique étrangère. Dans ce contexte, les voix comme celle de Binta Sidibé Gascon résonnent comme de rares signaux d’alerte.
Une tragédie évitable
La situation des Peuls sahéliens n’est pas un épiphénomène. Elle est le symptôme d’un conflit qui dévore ses propres fondements. Loin de renforcer la cohésion nationale, la militarisation de la société burkinabè, via les VDP, attise les fractures. Chaque exaction commise en silence est une promesse de vengeance. Chaque impunité accordée, une défaite morale.
Protéger les civils. Restaurer l’état de droit. Poursuivre les auteurs de crimes. Ce sont là les premières briques d’un édifice de paix possible. Encore faut-il, pour cela, que la communauté internationale accepte de voir. Et que le Burkina Faso accepte de dire.
En attendant, Binta Sidibé Gascon continue de nommer l’indicible, d’écrire ce que d’autres voudraient raturer. “Un jour, dit-elle, l’Histoire nous donnera raison. Mais combien d’orphelins, combien de tombes faudra-t-il encore avant cela ?”
Le Paysan de Zoula
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