Thomas Sankara sans les siens : un mémorial grandiose, une mémoire amputée
Le 15 octobre 1987, le Burkina Faso perdait un de ses fils les plus brillants, Thomas Sankara, président révolutionnaire, tribun ascétique, icône intransigeante d’une Afrique digne, libre et souveraine. Trente-huit ans plus tard, un mausolée majestueux a été érigé à son nom, inauguré en grande pompe à Ouagadougou. Ce qui aurait dû être un moment de communion nationale et de reconnaissance universelle s’est transformé, pour certains, en une mise en scène solennelle mais glaciale, entachée par de profondes omissions. Au cœur de cette dissonance : l’absence criante de Mariam Sankara, ses enfants, et plusieurs proches, exclus ou volontairement éloignés de ce qui aurait dû être un hommage partagé.
Mausolée Thomas Sankara
Une inauguration à la hauteur… d’une ambition politique
Le monument, impressionnant par sa conception architecturale, aspire à inscrire Thomas Sankara dans le marbre des héros africains. Le dôme, les flèches de verre, les fresques murales : tout, dans cet édifice, appelle à l’admiration. Les Burkinabè, nombreux et souvent émus, y ont vu une victoire symbolique sur l’oubli, une matérialisation du rêve inachevé de leur leader assassiné. Dans un pays où les repères se dérobent souvent sous les soubresauts politiques, la pierre semble offrir une forme de stabilité mémorielle.
Mais l’architecture ne suffit pas à incarner l’esprit d’un homme. Et ici, la mémoire semble avoir été tronquée. L’omission volontaire de la famille Sankara – Mariam en tête – lors de la cérémonie n’est pas seulement une maladresse : c’est une faute politique, une blessure morale, une insulte au bon sens et à la décence. Le silence gêné des médias nationaux, l’absence d’explication officielle, le mutisme calculé des institutions : tout cela en dit long sur la gêne des organisateurs et le climat de crispation qui entoure aujourd’hui le nom de Sankara.
Mausolée Thomas Sankara
Le paradoxe d’un hommage sans Sankara
Car célébrer Thomas Sankara sans la présence de ceux qui portent encore son deuil, sans ceux qui ont vécu à ses côtés, sans ceux dont la douleur intime donne sa légitimité au deuil national, c’est faire de la mémoire un objet de propagande. Mariam Sankara, digne et constante dans son engagement depuis presque quarante ans, n’a pas été invitée. Ou alors, si invitation il y a eu, elle fut si tiède, si équivoque, si tardive, qu’elle ne pouvait être perçue que comme un affront voilé.
Le refus du chef de l’État de la recevoir, quant à lui, interpelle. Comment justifier qu’un président en exercice, se réclamant de l’héritage sankariste, n’accorde pas ne serait-ce qu’un entretien à l’épouse du président assassiné ? Ce refus est bien plus qu’un oubli diplomatique : il est l’indice d’un malaise profond, d’une stratégie de captation mémorielle qui consiste à sanctifier Sankara tout en marginalisant les vivants qui portent encore son nom.
Ce que beaucoup murmurent tout bas, d’autres le crient : ce mémorial n’a pas été bâti pour Sankara, mais pour asseoir une légitimité politique fragile, dans un pays sous transition autoritaire. Il fallait une cérémonie, des drapeaux, des chants, une légende héroïque. La douleur, elle, pouvait attendre.
Une histoire de trahisons, d’alliances et de silences
Ce projet de mémorial a connu, depuis ses débuts, une trajectoire chaotique. L’idée d’un monument à Sankara était populaire, fédératrice. Elle aurait pu donner naissance à une initiative panafricaine, associative, indépendante, enracinée dans les mouvements citoyens, écologistes, altermondialistes, dans les diasporas militantes. Une telle dynamique aurait été à la hauteur de l’homme qu’elle voulait honorer : collective, désintéressée, ancrée dans le peuple.
Au lieu de cela, le projet a été récupéré très tôt par des forces politiques soucieuses de se draper dans les habits du héros pour mieux dissimuler leurs propres carences. Des alliances douteuses ont vu le jour, des rivalités internes ont éclaté, des anciens soutiens ont été écartés, emprisonnés ou réduits au silence. Des militants historiques, présents dès les premières heures du projet, sont devenus des parias. Des figures sincères ont été remplacées par des technocrates serviles.
Aujourd’hui, le comité de pilotage est dominé par des représentants de l’UNIR-PS, un parti politique dont le lien avec Sankara semble davantage opportuniste qu’organique. À leurs côtés, des membres du gouvernement, des officiers de la transition, et quelques personnalités étrangères invitées à grands frais – billets d’avion et hôtels de luxe offerts par un peuple burkinabè qui peine à nourrir ses enfants.
Une mémoire verrouillée
L’entrée au mémorial sera payante, nous dit-on désormais. Une information passée presque inaperçue, mais lourde de conséquences. Ce lieu, qui aurait dû être un sanctuaire populaire, accessible à tous, va devenir une attraction élitiste. La mémoire de Sankara – l’homme qui voulait réduire les privilèges des élites, l’homme qui voyageait à vélo, qui portait des costumes locaux et réduisait les budgets ministériels – sera désormais monnayée. La boucle est bouclée.
On ne bâtit pas une légende avec des tickets d’entrée. On ne célèbre pas un révolutionnaire en verrouillant l’accès à son héritage. On ne perpétue pas la mémoire d’un homme du peuple en écartant le peuple de son souvenir.
Une leçon à retenir
Le peuple burkinabè n’est pas dupe. Il sait faire la part des choses entre la pierre et la parole, entre les hommages de façade et les fidélités sincères. Il continue d’admirer Sankara, non pas pour ce que disent les discours officiels, mais pour ce que racontent les rumeurs, les souvenirs, les silences partagés au sein des familles et des quartiers.
Le mémorial vivra, sans doute. Mais il lui manquera toujours quelque chose : une vérité, une chaleur humaine, une justice rendue aux siens. Il pourra impressionner les visiteurs étrangers, séduire les touristes, fournir de belles images aux télévisions nationales. Mais il ne touchera jamais le cœur du peuple, tant qu’il sera le fruit d’une exclusion, d’une confiscation, d’un mensonge.
L’histoire, inlassablement, finit par rétablir la vérité. Le monument est là. Il ne bougera pas. Mais la mémoire, elle, reste libre. Et dans cette liberté, réside peut-être la plus fidèle des fidélités à Thomas Sankara.
« Nous devons oser inventer l’avenir » disait-il. Mais encore faut-il avoir le courage de respecter le passé.
Le Paysan de Zoula
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