Des larmes pour Inata, le silence pour Karma : chronique d’une indignation à géométrie variable
Le souvenir de l’attaque d’Inata, en novembre 2021, hante encore les consciences burkinabè. Cinquante-trois gendarmes et quatre civils y avaient été massacrés, abandonnés sans vivres, sans munitions, sans renforts. L’émotion nationale fut à son comble. La classe politique cria à l’incurie. La société civile descendit dans la rue. Le peuple, dans sa douleur, exigea des comptes. On pleura, on dénonça, on défila. Inata devint un symbole. Gaskindé, un an plus tard, prolongera le deuil : cette embuscade contre un convoi logistique dans le Soum, fera plus de trente morts, parmi eux des militaires et des civils. Là encore, la nation fut en émoi.
Mais aujourd’hui, alors que le sang coule à Karma, à Nodin, à Soro, à Zaongo, à Tiekledougou, que des centaines de civils sont fauchés en silence dans des hameaux pulvérisés, il ne se trouve plus personne pour indigner les plateaux télévisés. Plus d’éditorialiste pour alerter. Plus de mobilisation populaire. Ce n’est plus que silence. Silence étanche. Silence stratégique. Silence complice. Et cette différence de traitement interroge. Elle révolte même.
D’Inata à Karma : deux poids, deux mesures
L’émotion collective, si prompte à se déclencher autrefois, semble aujourd’hui anesthésiée. Pourquoi ? Que s’est-il passé entre les années de révolte contre les “présidents couchés” et cette ère de résignation patriotique où les morts deviennent variables d’ajustement ?
La réponse, sans doute douloureuse à formuler, tient en un mot : la peur. Et son corollaire honteux : l’hypocrisie. Depuis que les attaques de groupes armés non étatiques se sont doublées d’opérations militaires d’une brutalité inédite, l’opinion publique s’est fracturée. Certains y voient des “nécessités de guerre”. D’autres, des représailles illégitimes. Et beaucoup, tétanisés, préfèrent se taire. Pourtant, comment justifier que le meurtre de 53 gendarmes soulève un pays entier, tandis que la tuerie de 136 civils désarmés à Karma en avril 2023 passe sous silence ? Pourquoi, lorsqu’un convoi militaire est attaqué, le deuil est national, mais lorsque des femmes, des enfants, des vieillards sont retrouvés criblés de balles, on détourne les yeux ?
Le double standard de l’indignation
Il serait malhonnête de nier l’émotion réelle provoquée par Inata. Mais il est également malhonnête de prétendre qu’il est normal, ou moralement défendable, que la douleur d’un uniforme vaille davantage que celle d’un habitant de hameau. L’indignation n’a pas de grade. Le chagrin n’a pas de drapeau.
Et pourtant, c’est bien à une hiérarchisation des morts que nous assistons. Une hiérarchisation insidieuse, construite par une certaine propagande d’État, consolidée par la polarisation des opinions sur les réseaux sociaux, et tolérée par une intelligentsia devenue frileuse. Le récit héroïque, légitime dans un contexte de guerre contre l’hydre djihadiste, a fini par écraser les nuances, effacer les voix critiques, anesthésier les interrogations légitimes sur l’usage de la force.
On célèbre les Victoires contre les “terroristes”, mais qui sont-ils vraiment ? Parfois de vrais criminels fanatisés. Mais parfois aussi de simples villageois assimilés à l’ennemi sans procès. À Taffogo, à Karma, à Zaongo, des dizaines, voire des centaines de civils auraient été exécutés. L’ONU, Amnesty International, Human Rights Watch, et même certaines autorités religieuses ont timidement soulevé la question. Mais au pays des hommes intègres, les silences pèsent plus lourd que les rapports d’enquête.
Une presse bâillonnée, une société civile exsangue
L’espace public burkinabè s’est rétréci comme une peau de chagrin. Le débat s’est militarisé. Les médias, menacés, contraints à l’autocensure, évitent les sujets jugés “sensibles”. Les journalistes qui osent questionner la version officielle sont vite assimilés à des traîtres. Dans un pays en guerre, le soupçon de complicité avec l’ennemi se distribue plus vite qu’une accusation formelle.
Quant aux organisations de la société civile, jadis si vives dans la dénonciation des abus du pouvoir, elles semblent aujourd’hui en hibernation ou en domestication. Beaucoup ont choisi la prudence. D’autres ont cédé aux sirènes du patriotisme aveugle. Rares sont celles qui, comme le MBDHP ou quelques collectifs de femmes déplacées, osent encore parler au nom des morts anonymes.
Légitimer l’illégitime : l’érosion morale du patriotisme
Le soutien massif accordé à la transition militaire du capitaine Ibrahim Traoré repose sur une attente : celle de la reconquête du territoire, de la restauration de la dignité nationale, de la souveraineté populaire. Cette aspiration est légitime. Mais elle ne peut pas se traduire par une démission éthique. La guerre contre le terrorisme ne justifie pas tout. Elle n’autorise pas l’inhumanité.
Si l’on admet, sans vérification, que tout homme en boubou tué dans un village est un terroriste abattu, alors c’est notre propre humanité que nous défigurons. Si l’on tolère que des femmes et des enfants soient fauchés par des balles “collatérales” sans qu’aucune enquête n’ait lieu, alors nous légitimons ce que nous dénoncions hier chez les autres.
La peur de déplaire, la peur de savoir
Pourquoi ce silence ? Parce que crier aujourd’hui, ce serait rompre l’unité sacrée construite autour du mythe de la reconquête. Ce serait reconnaître que certains des nôtres ont peut-être commis l’irréparable. Ce serait assumer que la libération territoriale s’accompagne parfois d’une dérive sécuritaire.
Mais la vraie peur, peut-être, n’est pas celle du pouvoir militaire. C’est celle de notre propre regard dans le miroir. Car en détournant les yeux des hécatombes de Karma, de Zaongo ou de Soro, nous admettons que nos principes sont conditionnels. Nous acceptons que la justice devienne relative, que les droits humains deviennent optionnels, que la morale soit à géométrie variable.
Conclusion : un peuple ne peut pas vaincre en se trahissant
On peut comprendre le silence stratégique. Mais on ne peut le justifier moralement. Inata, Gaskindé, Karma, Zaongo : toutes ces morts méritent la même douleur, la même exigence de vérité, la même quête de justice.
Un peuple qui pleure sélectivement trahit ses propres valeurs. Un État qui tue dans l’ombre et glorifie dans la lumière se condamne à la méfiance. Une armée qui ne se remet pas en question devient son propre ennemi.
Le Burkina Faso ne pourra redevenir maître de sa route que s’il ose regarder toutes ses plaies. Y compris celles que l’on préfère cacher. Car l’honneur d’une nation ne réside pas dans sa capacité à vaincre, mais dans sa capacité à rester juste, même dans la tourmente.
Le Paysan de Zoula
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