Ceux qui ont parlé quand les autres se taisaient

Demain, certains d’entre vous pourraient disparaître. D’autres seront moqués, enfermés, traités de malades mentaux ou d’agents infiltrés. On vous salira, on vous isolera, on vous effacera. Mais souvenez-vous de ceci : les livres d’histoire n’ont jamais gardé la trace des muets volontaires. L’Histoire, la vraie, la douloureuse, la vivante, ne retient que celles et ceux qui ont parlé quand les autres baissaient les yeux.


Ils étaient peu. Une poignée d’êtres habités par cette certitude brûlante qu’il fallait se lever. Parler. Nommer ce que l’on tente de taire. Démasquer les mensonges sanctifiés. Ils ne cherchaient pas la gloire. Encore moins le martyre. Ils avaient simplement compris qu’il arrive un moment, dans la vie des peuples, où se taire revient à creuser sa propre fosse.

Le Burkina Faso d’aujourd’hui, saturé d’écrans et d’informations, se dérobe pourtant aux vérités élémentaires. Le mensonge s’est fait costume. L’impunité se pare d’un vernis légal. La terreur, elle, a changé de visage. Elle n’a plus besoin de baïonnettes. Elle se déploie sous des habits de loi, des discours de sécurité, des injonctions au silence au nom de l’unité nationale. Et elle tue. Moralement d’abord, physiquement parfois.

Parler devient alors une subversion. Une gifle donnée au consensus fabriqué. Un acte de déraison aux yeux de l’ordre établi.

Dans ce vacarme orchestré par les militaires au pouvoir, certains continuent de murmurer. Des journalistes non alignés. Des lycéennes têtues. Des ouvriers syndiqués. Des étudiants trop lucides. Des artistes en rupture. Des mères qui ont perdu leurs fils dans des circonstances lugubres, obscures et nauséabondes. Ils parlent. Avec leur langue, leur corps, leurs silences habités. Ils disent ce qu’on ne veut pas voir : la corruption, les bavures, les pillages, les enfermements sans fin, les pactes opaques passés dans l’ombre, la collusion entre élites et multinationales, les simulacres de révolutions, les fausses paix qui cachent de vraies oppressions.

Ils parlent. Et pour cela, ils sont désignés.

On les appelle « traîtres à la patrie »,  « apatrides », « vendus » alors qu’ils sont sa conscience.

On les traite de « dérangés mentaux », de « fous » et de « batards » alors qu’ils sont les seuls à ne pas être anesthésiés.

On les caricature en « agents de l’étranger », alors qu’ils aiment leur pays.

On les accuse de semer le chaos, alors qu’ils tentent d’y rétablir un minimum de vérité.

Il ne faut pas s’y tromper : cette parole-là dérange parce qu’elle éclaire. Parce qu’elle rouvre des plaies que l’on croyait dissimulées sous le plâtre de l’oubli. Parce qu’elle révèle la trahison des élites, la servilité des intellectuels achetés, la paresse des grandes consciences installées.

Et pourtant, dans les coins sombres du monde, dans les périphéries que personne n’écoute, dans les marges des villes étouffées, dans les cellules anonymes de toutes les dictatures douces ou brutales, un feu ne s’éteint pas.

Une femme récite chaque soir un poème interdit.

Un vieil homme témoigne à voix basse dans sa case.

Un adolescent grave sur un mur ces mots : “je ne me tairai pas.

Le prix est lourd. Il y a ceux que l’on ne revoit plus. Ceux dont les noms ne sont même plus chuchotés. Ceux dont les familles ont été réduites à la mendicité, à l’exil, à l’expiation. Il y a ceux que l’on filme pour les offrir au jugement moqueur des masses anesthésiées. Il y a ceux qu’on enterre sans sépulture, et dont la mort n’a pas de trace.

Mais il y a aussi les veilleurs.

Ceux qui écoutent les murmures. Qui rassemblent les preuves. Qui écrivent la mémoire. Qui gravent dans la pierre ce que d’autres tentent d’engloutir. Car l’Histoire – la vraie – ne meurt jamais tout à fait. Elle sommeille. Elle attend. Elle se souvient.

Elle ne célèbre pas ceux qui ont plié l’échine pour une place au banquet.

Elle n’honore pas les porte-voix du pouvoir.

Elle ne canonise pas les partisans du silence.

Elle s’incline devant ceux qui ont tenu bon. Ceux qui ont dit non. Ceux qui ont refusé d’oublier. Ceux qui ont crié dans le désert.

Demain, certains d’entre vous disparaîtront. D’autres seront calomniés. On dira que vous étiez fous. On salira vos proches. On brisera vos avenirs. Mais vous aurez parlé. Vous aurez écrit. Vous aurez laissé une trace. Et quand le régime tombera – car tous les régimes tombent – vos voix résonneront comme des balises.

Et nous, les survivants, nous nous souviendrons de vous comme de nos véritables ancêtres.

Pas ceux de sang. Ceux de parole.

Le Paysan de Zoula


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